9 avril 1940. L’Allemagne est en guerre depuis sept mois déjà. A Copenhague, la vie suit son cours. Certes, ce n’est plus la joyeuse insouciance des Années Folles, mais le pays n’a-t-il pas signé un pacte de non-agression avec le Reich l’année précédente ? Pourquoi s’inquiéter outre mesure ! Mais, en ce 9 avril, le soleil n’est pas encore levé lorsque les Danois sont réveillés par le vrombissement des avions de la Luftwaffe. L’angoisse commence à poindre, tandis que le bruit des moteurs se fait plus proche, plus précis. On espère secrètement qu’ils ne font que survoler le pays pour lâcher leur cargaison mortelle plus loin, ailleurs. En Norvège, peut-être, ou en Suède. Peu importe où, tant que ce n’est pas chez nous. Puis le sifflement tant redouté des bombes se fait entendre. Les sirènes sonnent l’alarme, mais il est trop tard. Elles sont presque aussitôt couvertes par le bruit des explosions, des bâtiments qui s’effondrent, avant qu’enfin, un silence plus assourdissant encore que le raid ne s’installe. Surviennent alors les cris, les pleurs, la douleur et l’horreur. Ils ont bombardé des civils… Se mêlent rapidement à la cacophonie ambiante les sirènes des secours, venus soigner les blessés, extraire les personnes prises au piège sous les décombres, recouvrir les cadavres. Le Danemark vient d’entrer en guerre sans s’en rendre compte.
À la frontière, des affrontements ont eu lieu. Prise par surprise, et largement inférieure aussi bien en hommes qu’en équipement, l’armée danoise est rapidement mise en échec. Si les morts se comptent en dizaines, il en va autrement des prisonniers. Au port de Copenhague, l’infanterie allemande se déverse par navires entiers. L’affaire est si rondement menée que le gouvernement capitule dans la journée. Le Danemark vient grossir les rangs des pays occupés par le Reich.
Dans le quartier de Vestegnen, les secours sortent des décombres une femme, couverte de poussière et de sang. Dans ses bras, enveloppé d’un linge sale, elle tient serré contre elle un nourrisson. Hébétée, elle regarde autour d’elle sans sembler comprendre ce qui lui est arrivé. Elle trébuche sur les gravats, manque de tomber. Une vieille dame la fait asseoir sur la chaussée et lui tend un verre d’eau, que la blessée boit avidement. Puis soudain, elle se lève en hurlant. « Mon mari ! Mon mari est à l’intérieur ! ». Les secours retournent le chercher, certains pourtant qu’il n’y avait pas d’autre survivant dans l’appartement où ils ont trouvé la mère et le bébé. Et en effet, ils ne ressortiront qu’avec un cadavre qu’ils déposeront délicatement sur le sol, avant de le recouvrir d’un drap.

Ainsi Sigyn grandit-elle sans connaître son père, victime des quelques bombardements de ce 9 avril 1940. Elle apprend à marcher au son des bottes sur les pavés, découvre un monde qui aurait dû paraître merveilleux mais dans lequel il y avait en réalité bien des interdits. Sa mère a trouvé un emploi de couturière, où elle l’amène avec. Auparavant, c’était son mari, apothicaire et sorcier, qui faisait bouillir la marmite. Elle fait du mieux qu’elle peut, mais entre les récoltes réquisitionnées par les allemands et son maigre salaire, les fins de mois sont bien difficiles. Le soir, lorsqu’elle regarde sa fille endormie, elle se prend à espérer qu’elle aura hérité des pouvoirs de son père, que cela lui rendra la vie plus facile que cette petite enfance pauvre et bien triste.

Son vœu sera exaucé quelques années plus tard lorsque, voulant monter dans le grenier à foin des voisins, Sigyn tombe de l’échelle mais, au lieu de se rompre le cou sur le sol, retombe gracieusement sur ses pieds sans même se faire une entorse. De ses premières années, elle ne garde presque aucun souvenir, sinon cette sensation de faim permanente et un profond sentiment d’insécurité, qui ne la quittera jamais. C’est sans doute ce qui la pousse systématiquement à donner le meilleur d’elle-même, afin de se débarrasser de ces sentiments. Il faut dire que son enfance n’a pas été beaucoup plus joyeuse que ses premiers mois. Si la guerre avait été rapide au début et n’avait pas fait grand mal, l’Occupation, à compter de 1943, et surtout la Libération avaient été bien plus ravageurs et les séquelles s’en font encore ressentir lorsque, à l’âge de 11 ans, elle reçoit sa lettre pour rejoindre l’Institut danois de Magie. C’est à cette occasion que sa mère lui explique que son père avant elle était un sorcier.

L’arrivée de Sigyn dans le monde magique est une véritable révélation pour elle. Ignorante de tout ce qui y a trait de par la disparition précoce de son père, elle fait montre d’une envie de découverte et d’une soif d’apprendre qui ne sont pas pour déplaire au corps enseignant. Rapidement, son travail acharné porte ses fruits, et c’est avec brio qu’elle réussit toutes ses années scolaires. Mais si sur le plan professionnel, son avenir semble offrir de belles promesses, elle n’en reste pas moins solitaire, isolée, et ne fait montre d’aucune volonté de se mêler aux autres. Son insolence mêlée d’arrogance lui vaut également quelques retenues, qu’elle subit sans broncher.

On est en 1966, Sigyn sort diplômée de l’Institut. Se pose maintenant la question de sa carrière professionnelle. La jeune fille est ambitieuse, elle veut gravir les échelons aussi haut que possible. Une opportunité s’offre à elle : secrétaire d’un sous-fifre d’un cabinet ministériel de peu d’importance. Elle vise plus haut, mais elle sait qu’elle devra d’abord faire ses preuves. Et puis, si elle veut pouvoir se trouver un logement rapidement, il va lui falloir un emploi. Elle accepte le poste. Rapidement, elle fait montre de ses compétences et devient indispensable à l’organisation du service. Elle passe outre les remarques salaces sur les raisons qui peuvent lui valoir les bonnes grâces de son patron, rabat vertement les caquets trop ouvertement moqueurs, obtient le licenciement des mauvais éléments. Elle se crée bon nombre d’inimitiés, mais elle s’en fiche éperdument. Elle n’est pas là pour ça. Elle est là pour s’assurer que le service tourne comme une horloge. Sept ans plus tard, tout juste âgée de 24 ans, l’objectif est atteint : le service a les meilleures statistiques en termes d’efficacité et si c’est le directeur de cabinet qui se voit offrir les lauriers, tout le monde sait grâce à qui le service a obtenu de tels résultats. On commence à chercher à la débaucher, on lui fait des offres financières qui feraient rêver les autres. Mais Sigyn refuse immanquablement. Si elle ne pouvait pas se permettre de se montrer sélective au début de sa carrière, il en va autrement aujourd’hui et elle entend bien obtenir un poste dans un service autrement plus capital que le Département des Sports ou celui des Transports. Certains disent d’elle qu’elle a les dents qui raient le plancher. Il y a un fond de vérité. D’autres, qui ont démarré dans la vie sans plus de facilité qu’elle, se contentent de moins que ce qu’elle a déjà obtenu et s’en estiment heureux. Mais Sigyn veut davantage. Une enfance passée à voir sa mère peiner à joindre les deux bouts l’a conduite à vouloir toujours plus.
À 27 ans, enfin, survient une offre qui mérite qu’elle y réfléchisse à deux fois avant de la rejeter. Une offre qu’on ne se voit pas faire deux fois dans une carrière. L’ambassadeur du Danemark à Londres en personne lui propose de devenir sa secrétaire. Aussitôt, elle lui envoie une lettre dans laquelle elle demande des précisions quant aux missions qui lui seraient confiées, les domaines qu’elle serait amenée à traiter, et la latitude dont elle disposerait pour faire son travail. S’ensuit un bref échange. Une semaine plus tard, elle vide son bureau de Copenhague et déménage en Angleterre.

L’ambassadeur s’appelle Lars Mikkelsen. C’est un homme qui a déjà atteint un certain âge, à l’air sûr de lui, visiblement habitué à être obéi au doigt et à l’œil. De stature imposante, il rappelle à Sigyn les ancêtres Vikings des scandinaves. Il faut quelques semaines à la jeune femme pour prendre ses marques à ce nouveau poste, aux responsabilités nettement supérieures à celles auxquelles elle avait été habituée jusqu’à présent. L’idée l’effleure un instant, au cours de ces semaines, qu’il aurait peut-être mieux valu accepter un poste intermédiaire avant d’envisager de rejoindre les relations magiques internationales. Ce n’est plus un écart qu’elle doit combler, mais un véritable gouffre. Pour autant, elle ne renonce pas, et met tout en œuvre pour se sentir à l’aise. Au bout de trois mois, les marques sont prises, les missions sont comprises et, pour leur grande majorité, acquises, et l’organisation se met doucement en place. L’investissement de la danoise est total, au point qu’elle refond petit à petit l’organisation du service. Cela a le don d’agacer l’ambassadeur, au départ, qui n’aime guère les initiatives ne venant pas directement de lui. Mais lorsque les dossiers commencent à arriver sur son bureau déjà annotés et synthétisés, lorsque les rapports lui sont remis déjà commentés, hiérarchisés par ordre d’importance, d’ancienneté ou tout autre critère jugé important selon les domaines, force lui est de reconnaître que la nouvelle fait un excellent travail. Il ne le lui dit jamais, cependant. Mais son comportement se fait plus respectueux, le ton moins sec lorsqu’il s’adresse à elle. Il sait qu’il a recruté un excellent élément. Il espère juste que ce n’est pas que de la poudre aux yeux et attend d’elle le même niveau d’investissement par la suite. Il ne sera pas déçu. Durant les dix années que dure leur collaboration, pas une fois il n’aura à reprendre Sigyn sur la qualité de son travail. Au contraire, il s’appuiera toujours plus sur son efficacité dans le traitement des dossiers, lui donnant davantage de prérogatives que ce qu’il avait initialement prévu en la prenant à son service.

Pourtant, un beau jour d’octobre 1977, l’ambiance est nettement différente lorsque la jeune femme arrive à l’ambassade. Autour d’elle, des grappes de collègues se murmurent des choses, l’air grave. Elle sent qu’il s’est passé un incident, un incident grave. Elle attrape le bras d’un collègue croisé au détour d’un couloir. « Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tout le monde se comporte comme si c’était une veillée funéraire ? ». L’autre la regarde, surpris. « Quoi, tu n’es pas au courant ? L’ambassadeur est mort cette nuit. C’est son elfe qui l’a trouvé. » et il s’en va. Sigyn reste plantée là, comme une imbécile, les bras ballants. Quelque part en elle, un sentiment s’approchant vaguement de la tristesse semble poindre. C’est qu’elle l’aimait bien, son patron.

Dans les jours qui suivent, l’adjoint de Lars Mikkelsen occupe ses fonctions. Mais il est si insipide, dépourvu de tout charisme et toute personnalité, si timide lors des réunions avec les grands pontes du Ministère britannique, qu’il semble très vite évident qu’il ne récupérera pas le poste à titre définitif. S’il n’y avait pas Sigyn pour lui mâcher le travail, il serait déjà noyé. Lorsque, deux semaines plus tard, arrive la nouvelle qu’un nouvel ambassadeur a été désigné, personne au sein de l’ambassade ne parvient à cacher son soulagement. « Quelqu’un qui sait qui est l’heureux élu ? » demande Sigyn après une réunion de structure. « Apparemment, le fils de Lars, Sören. » lui répond la sorcière chargée de l’accueil des visiteurs. Cette réponse vaut de la part de Sigyn un haussement de sourcil méprisant. Un fils de. Bien évidemment. « Il a intérêt à être à la hauteur. » sera pourtant son seul commentaire.